"Une femme sexy mange
de la viande"
Enquête sur les influenceurs
céto-carnivores
Il y a deux ans, malade, dépressive et à l'époque végétarienne, Perrine Braux découvre sur Internet une "solution miracle" : un régime cétogène et comprenant en majorité des produits d'origine animale.
Perrine Braux a 43 ans. Adepte du régime céto-carrnivore, elle partage depuis plusieurs mois son quotidien sur ses réseaux sociaux. Engrangeant plus de 1100 abonnés sur Instagram et plus de 2300 sur Facebook, elle fait partie d'une nouvelle vague d'influenceurs sur l'alimentation.
RaphCarnivore, Carnivore Renaissance, Carniloïse, Sophy Riboulet... D'autres influenceurs naissent ces derniers mois, promouvant tous le régime "céto-carnivore" pourtant considéré comme potentiellement dangereux.
Ce régime consiste à supprimer tous les glucides et les végétaux de l'alimentation, et à consommer majoritairement de la viande, du gras et du sel.
Qu'est-ce que le régime céto-carnivore ?
Une femme "homo sapiens"
Perrine Braux adopte au quotidien le régime céto-carnivore. Ses inspirations viennent des Etats-Unis, principalement du psychologue et influenceur controversé aux 8,5 millions d'abonnés sur Instagram, Jordan Peterson, et de sa fille Mikhaila.
Perrine Braux se présente comme coach en "vitalité ancestrale". Et pour convaincre, l'influenceuse a un argument de taille : elle vit et mange comme les homo sapiens, gage d'une vie la plus naturelle et saine possible. "Et si tu mangeais comme une humaine?" demande Perrine Braux à sa communauté, appelée Sapiensette.
Si l'homo sapiens n'était effectivement pas un grand consommateur de végétaux, c'est parce que son environnement n'en disposait pas, explique la préhistorienne Marylène Patou-Mathis, directrice de recherche émérite au CNRS.
"Si on parle de l'Europe, à l'époque des Néandertaliens puis les Homo Sapiens, ce sont des périodes glaciaires. La végétation n'est pas riche en éléments nutritifs, contrairement à l'Afrique. Donc l'alimentation est majoritairement carnée, mais il y a une part de végétaux tout de même, et de graminés sauvages".
Les végétaux riches en protéines et en oligo-éléments ne sont pas non plus présents en Europe, mais la chercheuse précise que les hommes sont omnivores très tôt, dès 1,5 millions d'années à la période des homo habilis.
La viande, un attribut féminin ?
Loin des clichés de la consommation de la viande associée à un univers plus masculin et viriliste, Perrine Braux revendique un féminisme dans ce régime.
Elle s'adresse quasiment uniquement aux femmes, afin de leur redonner leur "pouvoir ancestrale de chasseuse".
Perrine Braux utilise un réel argument d'empouvoirement pour ces femmes : celui de reprendre le contrôle sur le rythme de vie effréné de la modernité. Connaissance du cycle menstruel, mise en confiance, l'influenceuse a de nombreux arguments pour tenter de convaincre qu'"une femme sexy mange de la viande".
Cette approche de la viande par la féminité, la puissance et la libido paraît novatrice. La sexualité est d'ailleurs l'un des thèmes les plus récurents sur ses réseaux sociaux. En tant qu'"élan vital", la libido a toute sa place dans la vitalité ancestrale et serait boostée par la consommation de viande et l'arrêt du sucre.
Un régime très restrictif voire "dangereux"
Son programme "Sapiensette vitalité" perpétue ainsi des clichés sur l'homo sapiens, mais en crée aussi d'autres sur l'alimentation moderne : les glucides ou les végétaux seraient des poisons pour le corps.
Laura Albaladejo, diététicienne et doctorante en sciences sur le comportement alimentaire, ainsi que Faïza Bossy, médecin nutritionniste et chercheuse, reviennent sur les différents aspects du régime céto-carnivore encouragé par l'influenceuse.
Supprimer les glucides
C'est l'un des aspects principaux de la diète cétogène. "Les glucides sont le carburant principal de l’organisme, c'est comme si on enlevait l’essence de la voiture, il va forcément manquer quelque chose au bout d’un moment", explique Laura Albaladejo.
"Au bout d’un moment, l'organisme épuise son stock de sucre donc puise dans les graisses, mais ce n’est pas le fonctionnement normal du corps, c’est forcé. Cela peut entraîner une grand fatigue et des conséquences sur le transit, en l'absence des fibres présentes dans les végétaux".
Ingérer 12g de sel par jour
Sur le groupe Facebook privé de Perrine Braux, composé de 359 personnes et intitulé "Les Sapiensettes - vitalité ancestrale pour femmes modernes fatiguées", une participante demande "Comment prenez-vous les 7g à 12g de sel par jour en régime carnivore?"
L'influenceuse, qui indique en ingérer 12g par jour, ainsi que d'autres membres du groupe, lui conseillent de boire de l'eau salée.
"C'est extrêmement dangereux comme recommandation", s'inquiète Faïza Bossy. "Le sel est un vrai risque de maladie cardio-vasculaires. Les recommandations de l'OMS sont de 5g par jour, mais en France aujourd'hui on est à 7,7g en moyenne".
Réaliser un régime restrictif
Si manger varié, de saison, avec toutes les familles d'aliment et selon ses besoins et sa santé est la recommandation principale des professionnels de la santé, c'est aussi pour éviter la "restriction cognitive".
"Tous les régimes restrictifs sur des aliments sont des facteurs induisant des risques de Troubles du Comportement Alimentaire (TCA)", insiste Laura Albaladejo.
"C'est problématique qu'elle influence les gens à adopter son régime alimentaire car ce ne sont pas les recommandations médicales".
Supprimer les végétaux
Les végétaux sont très décriés par Perrine Braux. Elle y dénonce la présence de poison, les oxalates, qui sont des toxines utilisées par les végétaux pour se défendre et qui seraient nuisibles à notre santé.
"La toxicité des végétaux c’est tiré par les cheveux. Il y a des pesticides dans les céréales, des métaux lourds dans le poisson, mais comme partout, le poison c’est la dose", explique Laura Albaladejo.
"Pour avoir des problèmes liés aux oxalates, il faudrait être en monodiète des aliments qui en contiennent le plus, ce qui est impossible", complète Faïza Bossy.
La défiance envers le milieu médical
Raph Carnivore - Les mensonges carnivores du 20Minutes (31 mai 2024)
"Surtout, ne crois pas aveuglément toutes les études relayées dans les médias, en matière de nutrition. Tu sais, ces études qui, soit-disant, montrent que la viande rouge est cancérigène, que manger moins de gras saturé améliore la santé cardio-vasculaire, ou que manger des épinards augmente l'espérance de vie", écrit Perrine Braux le 29 février dernier.
Le milieu céto-carnivore ne fait pas confiance aux recommandations médicales, ni aux études nutritionnelles et scientifiques.
"Les recommandations de santé actuelle, c'est connu, ça marche très très bien" ironise même Raph Carnivore, un influenceur de cette mouvance. Pourtant, Faïza Bossy le répète ; en nutrition, il y a un bon nombre d'études scientifiques et interventionnelles. Elles ont permis de comprendre les effets de l'alcool, le rôle des acides gras ou la découverte des vitamines par exemple.
Mais pour beaucoup, cette défiance envers le monde médical a pu engendrer un changement vers le régime carnivore, en espérant qu'il soit un remède miracle.
La recherche du remède miracle
Digestion douloureuse, douleur articulaire, psoriasis, problème de peau, fatigue, migraine... Voilà les symptômes dont Perrine Braux se disait atteinte, avant de se tourner vers le régime céto-carnivore. Symptômes qui auraient complètement disparu une fois la transition vers ce régime effectuée.
Quasiment tous les participants au groupe Facebook privé de Perrine Braux indiquent des sympômes similaires ; déprime, manque de libido, fatigue, douleurs intestinales, TCA... Le régime céto-carnivore apparaît donc comme un remède miracle, un régime de dernier ressort.
Prendre le soleil, marcher pieds nus dans l'herbe, arrêter les glucides et manger viande et beurre sont les "solutions ancestrales" que l'influenceuse conseille pour guérir de la dépression.
Selon une étude repartagée sur le groupe, le boeuf pourrait même guérir le cancer.
Cependant, derrière une pseudo-scientificité, il n'y a pas de véritable argument. Dans le détail, l'article en question ainsi que l'étude originelle répètent d'ailleurs qu'une consommation élevée de viande rouge augmente le risque de cancer.
Pour Laura Albaladejo, il est dangereux de présenter un régime comme miracle pour de telles maladies : "elle n'a pas le droit de donner des conseils alimentaires pour lutter contre une pathologie et je trouve ça très dangereux. Aucune étude ne montre qu’un régime cétogène guérit le cancer ou la dépression et le problème de ce genre de messages c’est que les gens vont complètement y adhérer, arrêtant de voir médecin et ne faisant pas de chimio car le boeuf va les guérir".
D'ailleurs, Anne-Laure Laratte, diététicienne nutritionniste depuis 2018, soutient que l'alimentation n'est pas un médicament.
"Si ça guérissait des maladies auto-immunes, on le saurait. L'alimentation c'est de la prévention pour limiter les pathologies, ou de l'accompagnement pour guérir, mais on ne guérit pas par l'alimentation seule".
A l'inverse, Perrine Braux et les autres influenceurs de la sphère céto-carnivore assurent que ce régime n'a pas de risque pour la santé. Notamment pour les deux maladies qui pourraient le plus y être lié : le cholestérol et le scorbut.
Une médecine alternative
Deutérium, mycotoxine, santé quantique... Le programme "Sapiensette vitalité" contient bien d'autres éléments que le simple régime alimentaire.
Ses conseils en "vitalité ancestrale" vont jusqu'aux soins beauté. Gras de boeuf, ghassoul et saindoux sont les conseils les plus présents sur son groupe Facebook privé.
Dans le groupe Facebook de l'influenceuse, ou de manière générale dans la sphère céto-carnivore sur les réseaux sociaux, nombreux sont les adeptes du jeun ou de la naturopathie.
Interrogée, Perrine Braux n'a pas donné suite pour expliquer en quoi consistent précisément ces concepts.
"La santé quantique pour moi c'est plusieurs prises en charge qui sont alternatives : hypnose, magnétisme, acupuncture, lithothérapie", commente Laura Albaladejo. "Si l’objectif est juste de se détendre, pas de problème. Si c’est pour guérir une maladie, on ne peut pas le faire sans les thérapies plus conventionnelles".
Ce qui est un risque pour les personnes malades, qui pourraient voir ce mode de vie comme la clé de leur guérison. La fragilité de certaines personnes peut être exploitée en faisant miroiter d'une guérison, et en utilisant des concepts ardus. Anne-Laure Laratte critique ce fonctionnement : "Ils disent toujours "faites vos recherches", en utilisant un vocabulaire précis, ce qui leur donne un argument d'autorité, une position de sachant. Mais finalement on utilise des mots compliqués pour faire peur, pour vendre son produit et son mode de vie, mais tout cela est vide de sens".
Le risque s'applique également aux enfants, de ces dits influenceurs qui - en tous cas en apparence - ont le même régime que leurs parents. "Les enfants ont besoin des trois gammes d'aliment pour leur croissance : protéines, glucides, lipides, et de vitamines, c'est indispensable pour leur constitution physique et intellectuelle", alerte Faïza Bossy. "On voit aussi que les enfants avec une éducation culinaire riche et variée conservent ces habitudes dans leur futur".
Reste une question en suspens ; "Est-ce que hors caméra elle donne des légumes à ses enfants?" s'interroge Laura Albaladejo.
"Le problème c’est que les personnes qui voient ça sur les réseaux sociaux n'ont pas toujours une lecture critique sur la réalité : ils voient une dame au ventre plat, qui mange du boeuf, avec des enfants heureux et une cuisine bien rangée et ils se disent qu'en faisant pareil ils vont avoir le ventre plat. Il faut avoir le recul critique et comprendre que ça, ce n'est pas la vraie vie, y compris des influenceurs", conclut-elle.